Paris-Istanbul à vélo, printemps 2022
Cette fois je délaisse la marche à pied pour le voyage à pédales, plus rapide. J'ai envie de rouler depuis Paris jusqu'en Turquie. Ce pays aux portes de l'Asie me fait rêver depuis longtemps.
ll est possible de pédaler jusqu'en Mer Noire en ne longeant pratiquement que des fleuves. Cependant, mon amour pour le relief me donne envie de suer un peu plus. Si mes genoux le permettent, j'aimerais donc traverser la France en passant par le Morvan, l'Ardèche, le Luberon, le Verdon ... puis passer en Italie par un col alpin pour rejoindre la via Aïda qui zèbre les Préalpes. Ensuite, Slovénie, Croatie, Bosnie, Serbie, Bulgarie puis Turquie. Plus de 4000 km et 40 000m de dénivelé positif au programme.
J'aimerais cette fois aller au maximum à la rencontre de ceux qui peuplent le paysage que je vais traverser. Souvent toquer aux portes, en demandant si je peux planter la tente dans le jardin et en espérant pouvoir partager la soirée (et le dîner !) de mes hôtes. Seul petit bémol : je ne parle qu'anglais et je ne suis pas sûr que ce soit langage courant dans les campagnes balkaniques ou turques ... On verra bien !
Départ sous un grand soleil, accompagné sur les 50 premiers kilomètres par Laura. On longe la Seine et ses banlieues chics (sympa) puis on doit passer par la piste cyclable longeant la N7 (pas sympa). Le bruit perpétuel du trafic routier nous abasourdi, la pollution nous pique la gorge. Partout le béton. Sur le bord de la route, des immeubles. On se motive en se disant qu'il ne faut pas pédaler que dans les beaux endroits d'un pays si l'on veut en comprendre toutes les facettes. N'empêche que la traversée de la forêt de Fontainebleau fait du bien !
Je peine déjà dans les quelques petites montées (5%), où l'on ressent bien la gravité sur les 30kg de bagages. Sur le parcours que j'ai prévu, les pourcentages de pente à deux chiffres se succèdent. Je vais peut-être devoir revoir un peu l'itinéraire ...
Quand le soleil se couche j'arrive à Montigny sur Loing et ses ruelles médiévales. À l'écart du village, un portail ouvert et une allée menant à un château. Je le dépasse, puis reviens sur mes pas pour tenter ma chance, sans y croire. Simplement histoire de ne pas regretter d'avoir continué sans essayer. Agnès et Dominique, les propriétaires du château et de l'immense domaine acceptent gentiment, à mon grand étonnement. J'essaierai d'avoir moins de préjugés. Le terrain est immense, traversé par le Loing. Il y a même un court de tennis et un ponton pour accéder à une île. Cependant, leur gros chien de garde semble ne pas apprécier que je monte la tente sur son domaine. J'explique la situation à mes hôtes, qui me proposent de dormir dans un de leurs gîtes. Trop facile !
Le deuxième jours je quitte la Seine et Marne pour arriver dans l'Yonne. Je longe le fleuve et ses villes au caractère médiévale, lorsque le soir venu je me retrouve aux côtés d'un autre cycliste sur la (superbe) piste. Francis, la cinquantaine, rentre du boulot, et commence à engager la conversation avec le sourire. Il fait 30 kilomètres quotidiens le long du fleuve. Au bout d'un moment il me demande où je compte dormir ce soir et je lui réponds que justement je ne sais pas. Puis "j'y pense soudain, vous n'auriez pas un carré d'herbe où je puisse planter ma tente ?". "Si si on a ça, il faut juste que je demande à ma femme si ça ne la dérange pas". Il essaie de l'appeler mais elle ne répond pas. On arrive chez lui, à Joigny, alors que le soleil se couche. Irène rentre plus tard, retenue par un conseil de classe au lycée. Quand je sors de la douche elle est arrivée, et les premières minutes je sens quel est un peu déboussolée par ma présence chez elle. Finalement, au cours du repas les langues se délient et j'apprends qu'ils jouent de l'accordéon et font danser les gens dans les bals populaires. J'ai même le droit à une démonstration avant d'aller me coucher dans j'ai une chambre qu'ils m'ont proposée. Je suis aux anges. Merci beaucoup à tous les deux.
Après une nuit sur un vrai matelas et le stock de savon à nouveau plein, je repars dans la tempête. Le vent souffle toujours vers le sud et je fais 100km dans l'aprem sans effort. Je quitte le Rhône et sa superbe véloroute vers Sorgues. Je n'aurais croisé que Dagmar, la soixantaine, une guide de montagne allemande qui descendait à vélo depuis chez elle jusqu'aux Baléares où elle encadrerait un groupe. Sa vie me fait rêver. Études de géographie et d'éthologie, j'aurais bien aimé pouvoir lui parler plus longtemps. Dommage qu'elle ne pédalait pas plus vite ...
Juste avant Le Thor, je décide de toquer aux portes en demandant carrément aux propriétaires s'ils ont une chambre à me prêter (avec un peu plus de tact). Le vent a encore forci et j'ai peur que la tente ne tienne pas. Après cinq ou six refus (j'ai quand-même entendu "moi je veux bien mais mon chien ne voudra pas"), je finis par tomber sur quelqu'un qui accepte que je bivouaque dans son jardin (j'ai dû revoir mes standings). À première vue sympa (il m'invite à dîner, me prête une couverture ...), il lève la main sur sa fille de 5 ans à table, près à la frapper. Je ne sais pas comment réagir, je me fais petit en baissant les yeux dans mon assiette. Les bourrasques me réveillent sans cesse, je repense souvent à ce qu'il s'est passé sans savoir comment j'aurais pu intervenir.
Alors que j'installe la tente dans un camping le soir, je reçois un message de Paul, un copain avec qui j'ai bossé à Decathlon mais que je n'avais jamais vu en dehors du boulot. Il m'encourage et me demande où j'en suis (je remercie au passage tous ceux qui m'ont envoyé de jolis messages, ça me fait chaud au cœur). Quand je lui réponds, il m'apprend qu'il vient de déménager à Nice avec Mélanie (sa copine) et qu'ils peuvent m'héberger. Pourquoi avoir choisi de me contacter alors que je comptais justement rejoindre la côte d'Azur ? J'ai la chance avec moi.
Je repars en fin d'après-midi pour l'ascension du col de Vana (960m). La route, sans aucun bas-côté, est bondée et très raide. J'ai mal aux genoux alors je pousse le vélo sur la deuxième moitié. Quelques voitures me klaxonnent dans les lacets, je leur fais comprendre que je n'aime pas ça. De toute façon je ne vais pas plus vite en pédalant alors le danger est le même. Alors que la nuit tombe j'arrive enfin au col, après 1500m de dénivelé positif. Il fait froid tout à coup. Je debarque dans un camping minuscule, peuplé uniquement de camping cars et avec une seule douche dans les toilettes. Le matin le froid me réveille. La tente est recouverte de givre, je petit-déjeune contre le radiateur des sanitaires. J'ai connu de meilleures journées, mais ces moments un peu durs aident à apprécier d'autant plus les petits bonheurs.
Il habite à Casagna Monferrato, après une ultime montée. Sa maison est perchée, la vue sur les autres collines et leur village (Conzano et Lu) est imprenable. Après un bon plat de pâtes agrémenté à l'italienne, il se met à me parler de ses voyages à vélo au Maroc, jusqu'au Cap Nord avec sa fille de 15 ans, en Patagonie, en Basse-Californie ... Les anecdotes s'enchaînent : comment il a sympathisé avec les cuisiniers d'un restaurant marocain, comment il est arrivé chez un type assez étrange au Mexique (reccord du nombre d'heures d'affilées sur un monocycle) ... Il me mime chaque rencontre, son air grave devenant surpris ou jovial, ses yeux racontant tout. Entre rires et dissertations sur les voyages, l'heure file et il me propose de rester dormir. On peut donc continuer à parler toute la soirée, dans un mix d'anglais, d'espagnol et de français. Nous nous comprenons parfaitement, lui aussi adore rencontrer les gens, voyager de manière authentique (lui dans un restaurant marocain "I want to eat and pay like marocains !"). Je suis aux anges. Il a commencé les voyages à vélo à mon âge et roule toujours avec la même monture 30 ans plus tard ! J'ai envie d'être comme lui à 50 ans : rester ouvert sur le monde et sur les autres, continuer à m'adapter en sortant de mes habitudes et en évitant la routine. Je crois que c'est la première fois que je rencontre quelqu'un de l'âge de mes parents qui est resté aussi "jeune" dans sa tête. C'est donc possible ! Je suis rassuré. Il me demande ce que je veux faire plus tard, je lui réponds que je veux faire quelque chose en lien avec l'écologie mais surtout dehors et aux contacts des autres. Il me répond "de toute façon après des voyages comme ça tu ne peux plus jamais envisager ta vie derrière un bureau". Lui est peintre en bâtiment, et après avoir bossé comme un fou pendant des années (lorsque ses trois filles étaient encore petites) il travaille beaucoup moins aujourd'hui. Ce n'est pas le premier que je rencontre qui décida de gagner moins de sous mais plus de temps. À méditer.
Le lendemain il m'accompagne un bout de chemin, sur la route de crête entre Lu et San Salvatore Monferrato (très joli). On retarde le moment de se quitter. Je lui ai proposé de m'accompagner un bout de chemin (ça l'a un peu ému) mais il ne peut pas, ses filles arrivent demain. Merci pour ton accueil et toutes ces discussions Michele, merci pour ton énergie et ta joie de vivre. Je repars avec plein d'idées de voyage en tête (maintenant c'est Fès qui me fait rêver !). J'espère pédaler un jour à tes côtés.
Le lendemain mes trois amis partent tôt, je reste observer un gondole fendre le petit matin. Nouveau passage à la pizzeria (jamais assez !), puis je dépose mes trouvailles sur le porte bagage avant. Ça fait un peu livreur. 45 km plus tard j'arrive à Lodi, une ville qui doit elle aussi regorger de pizzas, mais sûrement moins bonnes que celles que j'ai transportées jusque-là. Un groupe de pompiers vient me parler, j'ai envie de prendre une photo avec eux lorsque l'un des gars, apprenant que je vais vers Brescia, lance "laggiù ci sono buone putane !". Je n'ai pas envie de traduire et je n'ai plus envie de prendre de photos avec eux. Je fais une pause dans une boulangerie de Crema pour acheter du pain. Un des jeunes vendeurs me pose des questions sur mon voyage, puis revient les bras chargés de foccacia : "tutto per ti, gratis !". Je m'arrête quand j'arrive à 100km, près de Barbariga, un village perdu. Une dame sort ses poubelles, j'en profite pour lui raconter mon voyage et lui demander si je peux bivouaquer dans son jardin. Son compagnon me demande d'un air suspicieux "solo una note ?" (seulement pour une nuit ?). Puis il devient souriant et s'inquiète de plein de choses : le froid (il ne fait plus froid du tout), les parents sans nouvelle ... Personne ne prononce un mot d'anglais, mais lorsqu'ils m'invitent à dîner (des pâtes à l'italienne, simple, bon, efficace) j'arrive à baragouiner avec eux. Je comprends que Nicolas n'aime pas la Turquie car ils sont musulmans et que sa compagne est fan de montagne (je parle donc davantage avec elle).
Le lendemain matin, j'arrive à négocier avec la mère de Matias qu'il fasse une pause dans ses devoirs pour qu'on joue au foot. On ne parle pas la même langue mais son grand sourire suffit amplement. Finalement, Noémie (15 ans) est la seule qui parle quelques mots d'anglais. Ça me permet de comprendre la grand-mère "tu as le permis pour conduire ?" "non" "mais comment tu fais avec ton amoureuse ??" (avec des yeux équarquillés) "avec le vélo". Toute la famille éclate de rire.
Je repars et m'arrête cinquante mètres plus loin pour chercher mes lunettes de soleil en vain. J'allais me décider à continuer pour les chercher le soir lorsque Laura m'appele. Je reste donc 10 minutes sur le bord de la route lorsque Noémie arrive en courant avec mes lunettes ! Heureuse coïncidence, la chance est avec moi. Je m'arrête à Montichiari sous un auvent en attendant que passe l'orage. À défaut d'une petite place piétonne d'un centre ville pour observer les gens, je réalise que je suis juste devant l'entrée d'un salon de coiffure. J'observe donc les femmes rentrer avec une coupe et sortir avec une autre. Une des coiffeuses me donne des m&m's avec un sourire.
J'arrive le soir dans un camping près de Portese, sur la rive sud-ouest du lac de Garde, où je retrouve comme convenu mes amis allemands. Les montagnes rougeoyantes se jettent dans l'eau.
Le matin suivant je suis encore une fois le dernier à partir. Un petit garçon vient me voir sur mon emplacement "toi aussi t'as trouvé des œufs dans ton jardin ?" "non, je pense que les cloches ne passent que pour les enfants" "ohh, mince. Tu n'en veux un ?". Petit sprint pour sauter dans le ferry à Maderno. D'autres français viennent me parler "toi aussi tu fais le tour du lac à vélo ?" "euh non, moi j'aimerais aller à Istanbul".
Aux abords du lac les prix ont une tendance suisse et les gens sont partout. Je ne m'attarde pas dans les parages et file vers Vérone. J'arrive au camping du château San Pietro qui surplombe le centre ville ! J'installe la tente entre deux murailles et observe la ville depuis les anciennes meurtrières. Une terrasse avec pergola donne directement sur les églises de la vieille ville. Irréel.
Je passe l'aprèm à sillonner les petites rues en évitant la foule (les célébrations pour Pâques attirent beaucoup de monde). Tout est grandiose et colorée. Le soir, je me fais de nouveaux amis : deux voyageurs en inter rail et un autre cycliste allemand ... qui va lui aussi à Istanbul !! Je ne le connais pas mais lorsqu'on apprend qu'on veut tous les deux rejoindre la Turquie on saute dans les bras l'un de l'autre. "On ne sera plus seuls !" me dis Félix (24 ans). La chance pour que l'on se retrouve tous les deux la même nuit de passage à Vérone était quand-même minime !
Entre donjon et créneaux, le village médiéval de Suoave est magnifique. Le soir, on arrive dans un camping près du lac de Fimon au sud de Vincenza. Plusieurs familles de grimpeurs allemands sont déjà installées et profitent de leur journée de pause pour faire des crêpes au réchaud. Je ne sais pas s'ils découvrent mon faible pour les crêpes, mais ils nous invitent à leur table et nous en préparent plein. On nous averti du plus gros danger des Balkans : les meutes de chiens errants qui peuvent être vraiment dangereux. On va donc essayer de trouver des sprays au poivre. Durant l'après-midi on fait des figures d'équilibre avec les filles qui ont fait du cirque. Ça fait du bien de bouger son corps autrement que sur les pédales ! On passe la soirée à jouer aux cartes avec les enfants et à rigoler avec les adultes (plein d'humour). Les bébés (tout justes un an) dorment en tente et passent leur journée au pied des falaises à jouer avec les autres enfants pendant que les parents grimpent. Si j'en ai ça sera tout pareil.
Monica, qui se revendique véritable "madre italiana", n'arrête pas de remplir nos assiettes. Le père essaye de parler anglais en se faisant chambrer par ses filles, nous sommes totalement inclus dans les anecdotes familiales et les rires fusent. Ça fait du bien d'être avec des jeunes de temps en temps. Merci pour cette soirée mémorable.
Sur la route, je roule juste derrière Félix pour me protéger du vent. On va vite, je suis trop près de lui et lorsqu'il ralentit un peu je touche sa roue et tombe sur la route. Heureusement il n'y a pas de voiture, et le vélo n'a presque rien. J'en ressors sans aucune égratignure, mais au fur et à mesure de la journée je ressens une douleur à l'épaule qui s'accroît. On roule doucement pour arriver à Rivolto le soir. Une femme jardine, on lui pose la question récurrente avec nos plus beaux sourires et elle nous invite à rentrer dans le jardin. Elisa travaille pour une entreprise de machines agricoles et Mateo est syndicaliste dans une école. Leur petit Fransesco nous accueille plein de joie, tout content de cette intrusion innatendue. On est aussi bien reçus que la veille, les restes de Pâques emplissant la table. Elisa a vécu au Pérou et me parle en Espagnol (ça me fait plaisir de pratiquer !). Je traduis en anglais à Felix, et Mateo traduit ce qu'on dit en italien à Francesco. Soirée multilingue. Pour la première fois on parle de politique. Ils nous parlent de la fracture entre le nord industriel de l'Italie et le sud contrôlé par différentes mafias. Apparemment, de nombreux jeunes remontent vers le nord chercher du travail plus "honnête". Cependant, ils nous assurent que dans le sud les habitants sont bien plus chaleureux que dans le nord. "Encore plus que vous ??" "Oui, là-bas vous auriez du mal à rester seuls !". À méditer pour un prochain voyage. Le soir Mateo nous emmène à pied visiter la villa Manin. Fransesco voulait venir avec nous mais son père avait refusé à cause de l'heure tardive. Sur le chemin désert, deux silhouettes se rapprochent : Elisa et Fransesco ! Sa mère nous dit qu'il était trop triste de ne pas venir avec nous, et maintenant c'est toute la famille qui rigole en se tenant la main. Superbe soirée.
Le lendemain matin on se réveille avec un mot sous nos tentes : des dessins de Francesco faits avant de partir à l'école et Elisa qui m'écrit en espagnol que je peux rester autant que je veux le temps que la douleur à l'épaule s'estompe. Une voisine que l'on ne connait pas nous salue en nous apportant des crêpes. On les mange dans le jardin en attendant un kinésithérapeute, ami de la famille, prévenu de ma blessure par Elisa. J'ai le droit à une auscultation torse nu dans le froid assis sur une souche d'arbre, des massages pour délier la contraction musculaire ainsi que plein d'élastiques sur l'épaule, le tout gratuitement. Merci pour tout. Repenser à tant de gentillesse me réchauffe le cœur.
Après une dizaine de tentatives infructueuses dans le village de Moilacco, une femme finit par accepter que l'on plante notre tente dans son terrain. Ça serait trop facile si ça marchait toujours du premier coup !
Le lendemain nous passons la frontière slovène pour longer la Soca jusqu'à Bovec. Il fait gris mais le paysage est grandiose : forêts à perte de vue, canyons creusés par une eau turquoise ... Je tombe deux fois en m'arrêtant avec les pieds fixés. Dur d'adopter le réflexe de les retirer ! On craque pour un hôtel, mon dernier remontant à Montélimar trois semaines auparavant. La salle à manger devient un vaste étandoir à tentes.
Nous attaquons ensuite le col de Vrsic (1611m), le plus haut de Slovénie accessible aux voitures. 51 lacets pour la montée, 27 pour la descente. 2h15 d'efforts avec quelques pauses pour parcourir seulement 9km. Il fait moche et froid, mais on ne porte presque rien tellement on sue. Je crois n'avoir jamais été si épuisé physiquement. Une fois en haut nous sommes dans la brume, impossible d'observer les Alpes Juliennes. La descente est bien trop pentue, la route est trempée et des pavés parsèment chaque virage (je ne sais toujours pas pourquoi). Mes avant-bras sont douloureux à force de freiner, nous sommes obligés de nous arrêter régulièrement pour laisser les disques refroidir. Pause dans le premier resto à 16h pour découvrir les spécialités slovènes (purée de haricots trop bonne). La piste cyclable dans la vallée descendant à Ljubljana emprunte une ancienne voie ferrée : on file en pente douce entre les crêtes.
Nous repartons entre les gouttes (il faut bien de l'eau pour un pays si vert !). J'observe un homme passer la faucille. Partout des arbres ou de l'herbe. Aucune culture intensive car il ne faut nourrir que deux millions de bouches dans tout le pays. La décroissance démographique me paraît une des solutions les plus soutenables face à la crise écologique. On s'arrête dans le camping de Toplice traversé par un torrent où des slovènes tentent de parler à des canards. J'adore ce pays.
Le lendemain nous entrons en Croatie avec notre premier vrai contrôle de douane. Toujours autant de nature, mais le paysage semble plus sec, moins verdoyant. Après une semaine humide le soleil revient. Nous tentons notre première demande de bivouac dans les Balkans en toquant aux portes d'un village près de Matese. Les habitants ne parlent pas un mot d'anglais, mais nous avons écrit une phrase en Croate que l'on montre. Finalement on nous indique un terrain vaguement plat à côté d'une école. Pas top. Le matin les élèves nous regardent d'un air étonné.
La journée suivante nous roulons dans l'immensité, avec une végétation basse de plus en plus méditerranéenne. Nous croisons des hameaux perdus espacés d'une dizaine de kilomètres. Les arbres éparses laissent appercevoir un horizon qui semble innateignable. Pourtant, chaque coup de pédale nous en rapproche. Dans une ville au milieu de nulle part, nous croisons deux autres voyageurs à vélo. Adam est parti de Suède et compte rouler jusqu'à Athènes, mais il parcourt 150 km par jour. On le laisse partir devant en restant avec Maurice, un autre allemand parti pour un an, qui compte pédaler jusqu'en Asie et qui passe aussi par Istanbul. Nous roulons jusqu'aux cascades de Plitvice, sur des départementales désertes. Le rêve. En arrivant sur place, on apprend qu'il faut payer pour voir les chutes d'eau. Pas question de dépenser son argent comme ça. Je contourne l'accueil en passant dans les bois, mais en arrivant au bord de l'eau je réalise qu'il faut encore une heure de marche pour arriver sur le point de vue. Je décide finalement de remonter pour continuer la route avec les autres. Après 90km et 1300m de d+, nous demandons à quelqu'un que l'on croise si l'on peut planter nos tentes chez lui (le bivouac sauvage et sévèrement puni en Croatie). Il n'a pas la place mais passe un coup de fil à un ami. Quelques kilomètres plus tard, une voiture nous attend sur le bord de la route, puis nous suivons le conducteur jusqu'à chez lui. Nicolas a beau vivre en campagne, il parle très bien anglais !
Les chats et chiens qui me rendent visite chaque soir me consolent un peu.
Le soir, avec mes nouveaux amis de l'auberge de jeunesse, on va écouter de la musique live sur une place du centre. Les gens, assis sur les marches, boivent un verre à la lueur d'une bougie et reprennent en cœur les chansons. Magique.
La nuit fût très sonore, ponctuée par les ronflements inhumains d'une des femmes dormant dans la même chambre. Le lendemain matin nous bâtissons des plans pour changer de chambre avec les dormeurs voisins. Au moins ça renforce certains liens ... Je passe la matinée aux côtés de Theresa et Rike, deux allemandes (encore !) qui voyagent en interail (comme la plupart des jeunes que nous rencontrons). On se pause dans un café pour écrire chacun un bout de notre voyage. C'est si naturel, j'ai l'impression que l'on se connaît depuis des années. L'après midi, je me ballade avec Leon, qui vit à Dubaï mais ne peut plus supporter la pression qui y règne. On se retrouve tous pour une soirée jeux de cartes, rejoints par les autres occupants de l'hôtel : une autralienne, une anglaise, un états-unien et un serbe. Il ne faut pas longtemps pour que tout le monde comprenne les règles et que les rires emplissent la pièce.
Je prends une nouvelle journée de pause, amoureux de la ville. Aidé par une fille de l'hôtel, j'en profite pour attacher les drapeaux des pays que j'ai traversés avec des branches trouvées dans une poubelle. Moi qui me cassait la tête depuis la Slovénie à essayer de trouver des tiges en plastique ...
La ville de Budva reste pour l'instant le pire endroit traversé. Ce n'est qu'un vaste champ de discothèques criardes qui sent la friture où s'entassent tous les jeunes monténégrins.
Il est difficile de toquer aux portes sur la route côtière car les gens n'ont pas vraiment de jardin. Je me contente donc des "autokamps".
Arrive ensuite la frontière albanaise. Tout de suite on sent que l'ambiance du pays et bien différente. Certes, les églises orthodoxes aux dômes rutilans ont cédé place aux mosquées dont les minarets chétifs portent les hauts parleurs, mais c'est bien plus que ça. Les gens, sans aucun casque, se déplacent sur de vieux scooters chargés de toutes sortes de choses (bouts de ferraille, ballots de paille ...). Il nous arrive d'en doubler d'autres tirés à cheval. Nous côtoyons souvent des troupeaux de chèvres que le berger fait paître sur le bord de la route. Les tracteurs dans les champs sont rares et nombreux sont celles et ceux qui fauchent ou labourent à la main. Il n'existe pas de supermarchés, seulement des petits "market" où les prix ne sont jamais affichés, où tout s'écrit sur des bouts de papier quand il faut régler. On doit sûrement payer plus cher que les locaux, mais ça reste la moitié des prix français. Les routes sont refaites par petites portions, car nous passons souvent d'un bon revêtement à une succession de trous (que dis-je, de crevasses !). Les Albanais semblent ne respecter aucun code de la route (c'est la loi du plus gros dans les ronds-points), mais je n'ai jamais vu pour l'instant de personnes qui faisaient aussi attention pour nous doubler. Ils nous hèlent depuis les cafés d'un "Hello ! Where are you from ?". Nombreux sont ceux qui nous klaxonnent et nous encouragent, fenêtre ouverte. Je remarque au cours du temps que nous ne croisons que le regard des hommes, et que les femmes ne nous adressent jamais la parole.
Après une auberge de jeunesse à Skhoder pour 6€ la nuit, nous continuons à rouler vers le sud. Il est difficile de remarquer la fracture entre villes et campagnes, car les zones construites (casses de voitures, garages, HLM à foison) s'étendent sans interruption. On a beau réussir à se faire héberger dans un jardin très facilement la première nuit, les soirs suivants se voient ponctués de refus. Dans un village perdu, des enfants nous courent après en nous demandant de l'argent. Première fois que cela m'arrive, j'espère ne plus avoir à le revivre.
Sur une route paumée (comme toutes les routes albanaises), nous croisons Adrien, un prof d'histoire géo français qui compte pédaler jusqu'en Asie centrale. Il a aussi roulé avec Maurice (qui est parti devant) quelques jours plus tôt. Le monde des cyclistes est petit. Toujours le sourire et plein d'humour, on rigole bien. Je suis heureux de partager toutes mes surprises albanaises.
Après être passé au dessus d'une rivière de déchets, nous croisons un jeune qui s'occupe d'une boulangerie pour aider ses parents. Il a l'air très joyeusement surpris de nous voir débarquer là. Dans un anglais parfait, il veut nous offrir toutes sortes de pains, et l'on doit le forcer à accepter notre argent. Il finit par donner des pièces à des enfants du coin pour qu'ils nous achètent du fromage.
Félix tombe malade et je roule un peu plus vite qu'Adrien. Après quasiment un mois je me retrouve à nouveau seul pour le sud de la côte albanaise, plus sauvage. Les plages se succèdent, sur lesquelles se construisent tout de même souvent des hôtels de luxe. Les pentes sont indécentes (la route côtière monte une fois à plus de 1000m en seulement 15 km !). Je sympathise avec deux suisses de mon âge qui font un tour d'Europe des spots d'escalade. Perdu dans la nature toute la semaine, ils s'arrangent pour arriver en ville le weekend pour faire la fête. L'idée me plaît. Je croise ensuite deux irlandaises qui partent vadrouiller deux ans pour faire des randonnées (entrecoupées d'avion ...) partout dans le monde. L'idée me plaît moins mais elles me conseillent plein d'endroits sympas (dont la ville de Madera en Italie). Pour le dernier soir en Albanie, je cherche en vain un camping sur une plage perdu. Un couple de vieux me prend en photo depuis leur jardin au bord de l'eau. Je leur montre ma traduction pour leur demander si je peux planter ma tente dans leur jardin, ils me proposent carrément de passer la nuit dans leur studio indépendant avec un grand sourire. Baignade dans l'or du soir, puis je m'ouvre le front sur un coin de fenêtre dans la salle de bain. La grand mère s'exclame en Albanais (je ne comprendrai jamais cette langue) puis me désinfecte la tête au white spirit. Le lendemain, juste avant de partir, elle me fait le signe qu'elle veut de l'argent. C'est la première fois qu'on m'en demande depuis le départ, et je réalise avec peine que toute cette bienveillance était intéressée.
J'ai choisi de quitter la côte ionienne pour m'enfoncer dans les terres vers l'est jusqu'au fameu site des météores. Felix et Adrien m'ont dit qu'ils voulaient longer la côte jusqu'à Athènes, je me résigne donc à rouler seul. Après une journée de solitude, je me fais rattraper sur une route perdue par Maxime (30 ans), un parisien du 18ème parti une semaine avant moi et qui va aussi à Istanbul ! Je n'en reviens pas ...
Sur la route, nous croisons d'énormes serpents écrasés et des tortues qui traversent devant nous ! On s'arrête à Ioannina, qui n'a pas de centre ville piéton mais reste malgré tout mignonne. J'achète un drapeau grec plus gros que l'albanais, mais les gens continuent à tirer un peu la tronche en voyant l'étendard de leur voisin (comme quand je leur dis que je vais en Turquie) ...
Les éclairs zèbrent le ciel derrière les sommets enneigés, l'orage nous surprend en pleine montagne. Je n'ai jamais vu une chaussée décrire de tels virages. Le plus rageant, c'est que nous longeons l'autoroute qui passe de viaducs en tunnels, insensible au relief. Nous nous faisons sans cesse arrêter par des chiens plus ou moins errants, qui ne nous laissent passer qu'après un temps d'accommodation. Une fois, lorsqu'une meute nous barre la route, nous arrivons à arrêter le conducteur d'une voiture qui attire les chiens pendant que nous continuons notre chemin. Il nous double avec un grand sourire. Cependant, c'est une des seules auto que l'on croise ce jour là, et nous devons la plupart du temps croiser les doigts en contournant les molosses. Alors que la nuit tombe, nous entrons dans Metsovo, village de montagne vidé de ses touristes. Nous mangeons du kokoretsi, en découvrant qu'il s'agit d'un assemblage d'abats. Plus jamais.
Les journées filent entre pause ice cofee et restau au bord de l'eau. On passe par Stomio puis on arrive à Thessalonique, fourmilière de béton. La ville est quadrillée par de larges avenues, mais les gens vont dans tous les sens. Pas de centre piéton, je suis un peu déçu ... Devant l'hôtel, on croise Léonore, une parisienne de 25 ans qui est parti il y a bientôt un an à vélo. Ça me fait plaisir de croiser enfin une femme seule sur les routes. Courageuse.