Paris-Istanbul à vélo, printemps 2022

Pour poursuivre mon année de césure après avoir vadrouillé 70 jours dans l'arc alpin (lien du blog : https://simon-traversee-des-alpes.webnode.fr/), je décide de me remettre à l'itinérance.

Cette fois je délaisse la marche à pied pour le voyage à pédales, plus rapide. J'ai envie de rouler depuis Paris jusqu'en Turquie. Ce pays aux portes de l'Asie me fait rêver depuis longtemps.

ll est possible de pédaler jusqu'en Mer Noire en ne longeant pratiquement que des fleuves. Cependant, mon amour pour le relief me donne envie de suer un peu plus. Si mes genoux le permettent, j'aimerais donc traverser la France en passant par le Morvan, l'Ardèche, le Luberon, le Verdon ... puis passer en Italie par un col alpin pour rejoindre la via Aïda qui zèbre les Préalpes. Ensuite, Slovénie, Croatie, Bosnie, Serbie, Bulgarie puis Turquie. Plus de 4000 km et 40 000m de dénivelé positif au programme. 

J'aimerais cette fois aller au maximum à la rencontre de ceux qui peuplent le paysage que je vais traverser. Souvent toquer aux portes, en demandant si je peux planter la tente dans le jardin et en espérant pouvoir partager la soirée (et le dîner !) de mes hôtes. Seul petit bémol : je ne parle qu'anglais et je ne suis pas sûr que ce soit langage courant dans les campagnes balkaniques ou turques ... On verra bien !

J1 : de Paris à Montigny sur Loing (90km, 500m d+)

Départ sous un grand soleil, accompagné sur les 50 premiers kilomètres par Laura. On longe la Seine et ses banlieues chics (sympa) puis on doit passer par la piste cyclable longeant la N7 (pas sympa). Le bruit perpétuel du trafic routier nous abasourdi, la pollution nous pique la gorge. Partout le béton. Sur le bord de la route, des immeubles. On se motive en se disant qu'il ne faut pas pédaler que dans les beaux endroits d'un pays si l'on veut en comprendre toutes les facettes. N'empêche que la traversée de la forêt de Fontainebleau fait du bien !
Je peine déjà dans les quelques petites montées (5%), où l'on ressent bien la gravité sur les 30kg de bagages. Sur le parcours que j'ai prévu, les pourcentages de pente à deux chiffres se succèdent. Je vais peut-être devoir revoir un peu l'itinéraire ...
Quand le soleil se couche j'arrive à Montigny sur Loing et ses ruelles médiévales. À l'écart du village, un portail ouvert et une allée menant à un château. Je le dépasse, puis reviens sur mes pas pour tenter ma chance, sans y croire. Simplement histoire de ne pas regretter d'avoir continué sans essayer. Agnès et Dominique, les propriétaires du château et de l'immense domaine acceptent gentiment, à mon grand étonnement. J'essaierai d'avoir moins de préjugés. Le terrain est immense, traversé par le Loing. Il y a même un court de tennis et un ponton pour accéder à une île. Cependant, leur gros chien de garde semble ne pas apprécier que je monte la tente sur son domaine. J'explique la situation à mes hôtes, qui me proposent de dormir dans un de leurs gîtes. Trop facile !

Première semaine : descente vers le sud de la France
Je n'ai pas beaucoup eu le temps d'écrire durant ces 800 premiers kilomètres, car lorsque j'arrête de pédaler, je mange, j'étudie la carte pour les deux ou trois prochains jours et je dors. Quand j'arrive à me faire héberger chez les gens je discute avec eux. 

Le deuxième jours je quitte la Seine et Marne pour arriver dans l'Yonne. Je longe le fleuve et ses villes au caractère médiévale, lorsque le soir venu je me retrouve aux côtés d'un autre cycliste sur la (superbe) piste. Francis, la cinquantaine, rentre du boulot, et commence à engager la conversation avec le sourire.  Il fait 30 kilomètres quotidiens le long du fleuve. Au bout d'un moment il me demande où je compte dormir ce soir et je lui réponds que justement je ne sais pas. Puis "j'y pense soudain, vous n'auriez pas un carré d'herbe où je puisse planter ma tente ?". "Si si on a ça, il faut juste que je demande à ma femme si ça ne la dérange pas". Il essaie de l'appeler mais elle ne répond pas. On arrive chez lui, à Joigny, alors que le soleil se couche. Irène rentre plus tard, retenue par un conseil de classe au lycée. Quand je sors de la douche elle est arrivée, et les premières minutes je sens quel est un peu déboussolée par ma présence chez elle. Finalement, au cours du repas les langues se délient et j'apprends qu'ils jouent de l'accordéon et font danser les gens dans les bals populaires. J'ai même le droit à une démonstration avant d'aller me coucher dans j'ai une chambre qu'ils m'ont proposée. Je suis aux anges. Merci beaucoup à tous les deux. 

Le lendemain je pars à 7h30 avec Francis qui s'en va travailler. Depuis lors j'ai tendance à partir au moins 3 heures plus tard ... Le froid mord davantage à vélo, on ne peut pas mettre ses mains dans les poches. Une heure après le départ je crève et retire de ma chambre à air une monstrueuse épine de bois. Un peu déçu par mes pneus "anticrevaison", mais pour l'instant je n'en ai pas eu de nouvelle. Je picnique à Auxerre, au milieu des calepinages. J'aime cette ville. Le soir, après une interminable montée, j'arrive à Vézelay aux portes du Morvan. Je bivouaque dans le camping encore fermé. 
Je grimpe jusqu'à la basilique le matin suivant, toujours sous un grand soleil. Tout est calme, la température est parfaite et les bonnes sœurs me sourient. Belle journée qui commence. Je découvre les premiers reliefs du parcours que je traverse lentement. Heureusement qu'il existe les descentes. Grisé par la vitesse, je me trompe de route et fait un joli détour. Ça m'apprendra. Je grignote à l'ombre d'un arbre en bord de route aux côtés d'un couple de motards avec qui j'étudie la carte. Ils font leur boucle de 300 km du samedi et me trace dans la montée (7%) en me disant au revoir. Je me concentre sur les coups de pédales pour maintenir les 7km/h et ne pas perdre l'équilibre. J'arrive à Château-Chinon le soir après 80 km et 1000 m de dénivelé positif (d+). Quand je ne peux plus rouler, je toque à la porte de la première maison. Madeleine m'ouvre en me disant qu'elle s'imagine un de ses petits-enfants dans ma situation. Je bivouaque dans son jardin et dîne avec elle. Merci Madeleine. 
La montée de 300 mètres jusqu'à Arleuf le matin suivant me réveille d'un coup. Je finis par quitter le Morvan, puis longe le Creusot sur une grosse route avant de traverser des champs de lignes haute tension. La réserve naturelle me manque déjà ... surtout que ça monte encore ! Le soir venu les chiffres sont les mêmes qu'hier : 80 km et 1000 m de d+. Plus de jus dans les jambes, j'arrive à Marcilly-lès-buxy à la tombée du jour. À l'entrée du village, une femme ferme ses volets du haut de son corps de ferme, je ne le sens pas trop mais lui demande gentiment si je peux bivouaquer dans son terrain. Elle me répond énergiquement "non non non !". Un peu démoralisé, je tombe 100 mètres plus loin (c'est-à-dire à la sortie du village) sur une maison décorée de sculptures en ferraille et dont la lumière sort par les grandes fenêtres. Kizou m'ouvre la porte avec un grand sourire. Dans la maison il y a aussi Gérard, Pascal François et Zoé, tous plus chaleureux les uns que les autres. Je monte la tente entre les fleurs, prends une douche, puis accepte volontiers leur invitation de partager le dîner avec eux. Kizou a préparé une palette de porc au diable, une tuerie. Elle me met dans les bras plein de couvertures pour éviter que j'ai froid dehors, et me donne une barquette de figues. Vraiment adorable. Cette rencontre m'a fait chaud au cœur, et j'y repense encore souvent dans les moments difficiles. Merci à tous les cinq !
Le lendemain je rejoins le canal du centre pour retrouver un peu de plat. Picnique à Génelard, goûter devant une boulangerie de Paray le Monial. Les villages se succèdent, je finis par les confondre. Je bivouaque juste avant de rejoindre la Loire. 
Le matin suivant je longe le Fleuve ou le canal qui le jouxte jusqu'à Roanne que je traverse sans m'arrêter. Après une semaine de beau, il est censé pleuvoir dès ce soir, et ce pendant trois jours. J'ai repéré une auberge de jeunesse pas trop chère à Saint-Étienne, à 115km de là derrière 800m de dénivelé positif. L'accueil ferme à 21h. Je pédale toute la journée vent de face, sur une route rectiligne bourrée de camions. Mauvais souvenir. J'arrive à l'auberge avec la nuit, juste avant sa fermeture. 
Je reste une journée ici, le temps que passent les courbatures et la pluie. Finalement, cette dernière se fait désirer et ne tombe que le lendemain. 
Je traverse ensuite le parc naturel du Pilat et descend dans la vallée du Rhône par Pélussin. Virages serrés, concentration pour éviter les voitures et le ravin : pur bonheur. La viaRhona côtoie le fleuve que je descends en deux jours avec le vent dans le dos (80km/h). Je traverse des plantations de pommiers en fleurs, longe de nombreux barrages et une centrale nucléaire. Petit détour par Valence qui n'en valait pas la peine. Sur les ponts que j'emprunte le vent se déchaîne. Je passe par la passerelle suspendue de Rochemaure le soir venu et dors dans une auberge à Montélimar. 

Après une nuit sur un vrai matelas et le stock de savon à nouveau plein, je repars dans la tempête. Le vent souffle toujours vers le sud et je fais 100km dans l'aprem sans effort. Je quitte le Rhône et sa superbe véloroute vers Sorgues. Je n'aurais croisé que Dagmar, la soixantaine, une guide de montagne allemande qui descendait à vélo depuis chez elle jusqu'aux Baléares où elle encadrerait un groupe. Sa vie me fait rêver.  Études de géographie et d'éthologie, j'aurais bien aimé pouvoir lui parler plus longtemps. Dommage qu'elle ne pédalait pas plus vite ...

Juste avant Le Thor, je décide de toquer aux portes en demandant carrément aux propriétaires s'ils ont une chambre à me prêter (avec un peu plus de tact). Le vent a encore forci et j'ai peur que la tente ne tienne pas. Après cinq ou six refus (j'ai quand-même entendu "moi je veux bien mais mon chien ne voudra pas"), je finis par tomber sur quelqu'un qui accepte que je bivouaque dans son jardin (j'ai dû revoir mes standings). À première vue sympa (il m'invite à dîner, me prête une couverture ...), il lève la main sur sa fille de 5 ans à table, près à la frapper. Je ne sais pas comment réagir, je me fais petit en baissant les yeux dans mon assiette. Les bourrasques me réveillent sans cesse, je repense souvent à ce qu'il s'est passé sans savoir comment j'aurais pu intervenir. 

Je repars pour la première fois sans donner le lien du blog. Je m'arrête à l'île sur la Sorgue pour un bain de foule et de sourires dans le marché, histoire de me changer les idées. Les sacoches bouchent le passage entre les étalages. Un homme à cravate rondouillard distribuant des tracts de Zemmour me lance "votre caméra est à l'envers !" "Non je me filme" "ahhh ! Autant pour moi". La rencontre suivante est plus intéressante.  Brigitte, la soixantaine, vient me parler et le courant passe tout de suite. Elle me demande où je vais ce soir, je lui réponds que je ne sais pas. Elle me propose de venir chez elle, je la remercie mais préfère continuer à pédaler (je n'ai fait que 15km ce matin). Une fois sur la route, je m'en veux un peu d'être passé à côté d'une belle rencontre. Un coup d'œil sur la météo pluvieuse fini de me convaincre : je l'appelle (j'avais gardé son numéro !) pour lui dire qu'après réflexion je passerais bien la journée avec elle. "T'es sûre que ça te dérange pas ?" "nan, j'aime quand la vie est pleine d'imprévus". Cette réponse me donne un grand sourire. Elle m'aide à pousser le vélo dans l'interminable montée caillouteuse qui mène chez elle, on déjeune et on va marcher sous les pins. J'apprends qu'elle a été éducatrice, qu'elle a passé sa vie à acheter puis retaper des ruines et que c'est une grande sportive (elle a fait la raid gauloise en Himalaya). J'ai du mal à la suivre dans les montées. Déambulations dans La Roque Sur Pernes, petit village à moitié troglodyte. On parle assez vite des relations avec nos entourages. J'adore à quel point ne rien connaître de l'autre facilite les discussions assez intimes. Elle me dit que je l'ai remotivée à faire un voyage à vélo. Je la remercie pour sa bienveillance et son accueil chaleureux. On se quitte avec le sourire. Merci encore Brigitte. 
Je traverse ensuite le Lubéron en passant par Apt pour rejoindre Manosque. Il fait beau, le paysage est doux.  Dans la montée vers Valensole le jour suivant, je me fais doubler par Jacques sur son vélo couché (électrique). Il a 85 ans et semble très heureux qu'on se prenne en photo. Une fois sur le plateau, je me retrouve seul dans l'immensité. Je me sens bien, comme toujours dans ces cas-là. Grand soleil et crêtes enneigées en fond de tableau. Je m'arrête à Moustiers-Sainte-Marie, village perché magnifique. Dans le coin les vollets sont colorés et les ruelles étroites. Je me sens vraiment dans le "sud". Seul bémol : il fait près de zéro degré la nuit et mon duvet commence à avoir un peu trop servi. Je suis parti tôt mais je n'ai pas envie de pédaler dans la canicule turque !
J'attaque le matin suivant les gorges du Verdon. Ça grimpe sec (1300m de d+) mais le paysage est grandiose. Je monte jusqu'au premier lacet du chemin des crêtes qui surplombe la gorge abyssale. Des vautours fauves valsent dans les thermiques, les efforts sont vite oubliés. À Castelanne je récupère une carte SIM arrivée à Paris après mon départ et envoyée en poste restante par ma mère. Elle a aussi ajouté deux tablettes de chocolat. Merci maman <3

Alors que j'installe la tente dans un camping le soir, je reçois un message de Paul, un copain avec qui j'ai bossé à Decathlon mais que je n'avais jamais vu en dehors du boulot. Il m'encourage et me demande où j'en suis (je remercie au passage tous ceux qui m'ont envoyé de jolis messages, ça me fait chaud au cœur). Quand je lui réponds, il m'apprend qu'il vient de déménager à Nice avec Mélanie (sa copine) et qu'ils peuvent m'héberger. Pourquoi avoir choisi de me contacter alors que je comptais justement rejoindre la côte d'Azur ? J'ai la chance avec moi. 

Après avoir passé le col de Vence, je descends près de 1000m de dénivelé sur une vingtaine de kilomètres pour rejoindre la côte. D'un côté les sommets enneigés, de l'autre la mer azur. Je prends le temps d'observer les montagnes s'effacer dans l'eau avant d'enchaîner les lacets à 60km/h. Concentration et précision, c'est grisant. Le soir même je mange de délicieuses pâtes dans un resto italien aux côtés de Mélanie, Paul, Sarah, Véro et Claire. Merci à eux de m'avoir invité, j'ai rarement aussi bien (et autant !) mangé. Je prends une journée de pause pour sillonner le vieux Nice, je me vois bien habiter là. Le vent donne des allures atlantiques à la Méditerranée. Paul et Mélanie sont aux petits soins avec moi, je les remercie tout particulièrement pour cet accueil chaleureux. 
Je longe ensuite la côte pour passer la frontière. Les villes et les tunnels se succèdent sans interruption, le trafic est dense. Il faut dire qu'entre les falaises et l'eau il n'y a pas beaucoup de place pour faire passer des routes. J'essaie de m'imaginer la côte sans aucune construction humaine, elle aurait été belle. Picnique dans le parc de Vintimille, la ville paraît magnifique mais je préfère continuer à avancer. Une ancienne voie ferrée transformée en piste cyclable borde la côte et traverse les villes sur une sorte de passerelle surélevée. Les maisons sont moins colorées que dans les villages des cinq terres, mais le linge pend aux balcons et l'accent chanté résonne entre les murs. Je suis bien en Italie. 
Après une nuit dans un camping près de San Lorenzo del Mar, je traverse Imperia (très laide) puis bifurque vers le nord afin de rejoindre la vallée du Pô. Entre les deux se dresse les contreforts alpins dont le détour aurait été trop long. La route principale débouche sur un tunnel non éclairé et sans aucun bas-côté. Je dois faire demi tour devant l'entrée, puis prendre des petites routes de montagne aux pentes indécentes. Après quatre heures de sueurs et un bon tiers à pousser le vélo en écoutant des podcasts (sur les épaules de Darwin), je passe le col de San Bartolomeo (environ 700m) puis redescend à Pieve di Teco (300m). On est dimanche, il est 16h et je n'ai toujours pas déjeuné. Je n'imagine même pas trouvé quelque-chose d'ouvert, mais le bar du village rassemble tous les habitants et fait même des sandwichs. Je trouve même une tarte aux prunes sur le marché !

Je repars en fin d'après-midi pour l'ascension du col de Vana (960m). La route, sans aucun bas-côté, est bondée et très raide. J'ai mal aux genoux alors je pousse le vélo sur la deuxième moitié. Quelques voitures me klaxonnent dans les lacets, je leur fais comprendre que je n'aime pas ça. De toute façon je ne vais pas plus vite en pédalant alors le danger est le même. Alors que la nuit tombe j'arrive enfin au col, après 1500m de dénivelé positif. Il fait froid tout à coup. Je debarque dans un camping minuscule, peuplé uniquement de camping cars et avec une seule douche dans les toilettes. Le matin le froid me réveille. La tente est recouverte de givre, je petit-déjeune contre le radiateur des sanitaires. J'ai connu de meilleures journées, mais ces moments un peu durs aident à apprécier d'autant plus les petits bonheurs.  

Je remonte ensuite vers le nord en passant par Ceva, puis décide de m'arrêter peu après Benevagienna. Le Mont Viso semble triompher sur les crêtes alentours.  Une femme traverse la rue pour déposer ses poubelles, j'en profite pour lui demander si je peux planter ma tente dans son jardin et elle accepte en souriant. Alice et Marco sont en train de rénover leur resto, ça donne envie d'y retourner une fois les travaux finis !
Il commence à faire chaud les jours suivants, je pédale sur une route blindée de voitures pour arriver jusqu'au camping d'Asti. Heureusement qu'il existe les podcasts (Mansplaining, La Terre au carré, affaires sensibles ...) pour s'échapper du bruit et de l'odeur des pots d'échappement. Une fois dans la ville, je décide de me faire une petite folie avec toutes mes économies : je m'achète une Ural. En réalité ce sont Marion et Jérémy, mes voisins d'emplacement, qui roulent avec depuis Nantes et qui souhaitent aller jusqu'au Kazakhstan (uralistan.fr). 
Le lendemain je traverse un paysage vallonné par de douces collines au sommet desquelles se perchent les villages (Grana, Gazorso, Vignale Monferrato ...). Joli mais épuisant. À 14 h je n'ai toujours pas mangé, je n'ai plus de réserve de nourriture et je désespère de trouver un resto ouvert. C'est là que débarque au coin d'une ruelle Michele sur son vieux vélo. Je lui demande s'il connait un resto ouvert, il me dit qu'à cette heure là ils doivent tous être fermés et repart en me souhaitant bon courage pour le voyage. Je continue un peu déçu. Quelques kilomètres plus tard (à vélo le temps et la distance fusionnent), je retrouve Michele qui semble m'attendre sur le bord de la route. "Je n'y avais pas pensé mais tu peux manger chez moi si tu veux !" (en anglais). "Avec plaisir, merci !". 

Il habite à Casagna Monferrato, après une ultime montée.  Sa maison est perchée, la vue sur les autres  collines et leur village (Conzano et Lu) est imprenable. Après un bon plat de pâtes agrémenté à l'italienne, il se met à me parler de ses voyages à vélo au Maroc, jusqu'au Cap Nord avec sa fille de 15 ans, en Patagonie, en Basse-Californie ... Les anecdotes s'enchaînent : comment il a sympathisé avec les cuisiniers d'un restaurant marocain, comment il est arrivé chez un type assez étrange au Mexique (reccord du nombre d'heures d'affilées sur un monocycle) ... Il me mime chaque rencontre, son air grave devenant surpris ou jovial, ses yeux racontant tout. Entre rires et dissertations sur les voyages, l'heure file et il me propose de rester dormir. On peut donc continuer à parler toute la soirée, dans un mix d'anglais, d'espagnol et de français. Nous nous comprenons parfaitement, lui aussi adore rencontrer les gens, voyager de manière authentique (lui dans un restaurant marocain "I want to eat and pay like marocains !"). Je suis aux anges. Il a commencé les voyages à vélo à mon âge et roule toujours avec la même monture 30 ans plus tard ! J'ai envie d'être comme lui à 50 ans : rester ouvert sur le monde et sur les autres, continuer à m'adapter en sortant de mes habitudes et en évitant la routine. Je crois que c'est la première fois que je rencontre quelqu'un de l'âge de mes parents qui est resté aussi "jeune" dans sa tête. C'est donc possible ! Je suis rassuré. Il me demande ce que je veux faire plus tard, je lui réponds que je veux faire quelque chose en lien avec l'écologie mais surtout dehors et aux contacts des autres. Il me répond "de toute façon après des voyages comme ça tu ne peux plus jamais envisager ta vie derrière un bureau". Lui est peintre en bâtiment, et après avoir bossé comme un fou pendant des années (lorsque ses trois filles étaient encore petites) il travaille beaucoup moins aujourd'hui. Ce n'est pas le premier que je rencontre qui décida de gagner moins de sous mais plus de temps. À méditer. 

Le lendemain il m'accompagne un bout de chemin, sur la route de crête entre Lu et San Salvatore Monferrato (très joli). On retarde le moment de se quitter. Je lui ai proposé de m'accompagner un bout de chemin (ça l'a un peu ému) mais il ne peut pas, ses filles arrivent demain. Merci pour ton accueil et toutes ces discussions Michele, merci pour ton énergie et ta joie de vivre. Je repars avec plein d'idées de voyage en tête (maintenant c'est Fès qui me fait rêver !). J'espère pédaler un jour à tes côtés. 

Pique-nique sur le bord du Pô au milieu de rien, puis je roule sur les routes à voiture pour arriver à Pavia le soir. Il aura suffit de 15 min sans tee-shirt pour que j'ai le dos cramoisi. À l'entrée de la ville je m'arrête pour acheter des pizzas (3€) : pâtes épaisse et fondante, gorgées d'huile d'olive. Coup de coeur. En arrivant devant l'entrée d'une auberge de jeunesse, je fais la rencontre de Sabrina, Marlene et Stefan, trois voyageurs à vélo allemands. On a beau appeler le numéro, personne ne vient nous ouvrir. Le plan B est bien plus séduisant : manger des pizzas et bivouaquer sur les bords sableux du Tecino. 

Le lendemain mes trois amis partent tôt, je reste observer un gondole fendre le petit matin. Nouveau passage à la pizzeria (jamais assez !), puis je dépose mes trouvailles sur le porte bagage avant. Ça fait un peu livreur. 45 km plus tard j'arrive à Lodi, une ville qui doit elle aussi regorger de pizzas, mais sûrement moins bonnes que celles que j'ai transportées jusque-là. Un groupe de pompiers vient me parler, j'ai envie de prendre une photo avec eux lorsque l'un des gars, apprenant que je vais vers Brescia, lance "laggiù ci sono buone putane !". Je n'ai pas envie de traduire et je n'ai plus envie de prendre de photos avec eux. Je fais une pause dans une boulangerie de Crema pour acheter du pain. Un des jeunes vendeurs me pose des questions sur mon voyage, puis revient les bras chargés de foccacia : "tutto per ti, gratis !". Je m'arrête quand j'arrive à 100km, près de Barbariga, un village perdu. Une dame sort ses poubelles, j'en profite pour lui raconter mon voyage et lui demander si je peux bivouaquer dans son jardin. Son compagnon me demande d'un air suspicieux "solo una note ?" (seulement pour une nuit ?). Puis il devient souriant et s'inquiète de plein de choses : le froid (il ne fait plus froid du tout), les parents sans nouvelle ... Personne ne prononce un mot d'anglais, mais lorsqu'ils m'invitent à dîner (des pâtes à l'italienne, simple, bon, efficace) j'arrive à baragouiner avec eux. Je comprends que Nicolas n'aime pas la Turquie car ils sont musulmans et que sa compagne est fan de montagne (je parle donc davantage avec elle). 
Le lendemain matin, j'arrive à négocier avec la mère de Matias qu'il fasse une pause dans ses devoirs pour qu'on joue au foot. On ne parle pas la même langue mais son grand sourire suffit amplement. Finalement, Noémie (15 ans) est la seule qui parle quelques mots d'anglais. Ça me permet de comprendre la grand-mère "tu as le permis pour conduire ?" "non" "mais comment tu fais avec ton amoureuse ??" (avec des yeux équarquillés) "avec le vélo". Toute la famille éclate de rire. 

Je repars et m'arrête cinquante mètres plus loin pour chercher mes lunettes de soleil en vain. J'allais me décider à continuer pour les chercher le soir lorsque Laura m'appele. Je reste donc 10 minutes sur le bord de la route lorsque Noémie arrive en courant avec mes lunettes ! Heureuse coïncidence, la chance est avec moi. Je m'arrête à Montichiari sous un auvent en attendant que passe l'orage. À défaut d'une petite place piétonne d'un centre ville pour observer les gens, je réalise que je suis juste devant l'entrée d'un salon de coiffure. J'observe donc les femmes rentrer avec une coupe et sortir avec une autre. Une des coiffeuses me donne des m&m's avec un sourire. 
J'arrive le soir dans un camping près de Portese, sur la rive sud-ouest du lac de Garde, où je retrouve comme convenu mes amis allemands. Les montagnes rougeoyantes se jettent dans l'eau. 

Le matin suivant je suis encore une fois le dernier à partir. Un petit garçon vient me voir sur mon emplacement "toi aussi t'as trouvé des œufs dans ton jardin ?" "non, je pense que les cloches ne passent que pour les enfants" "ohh, mince. Tu n'en veux un ?". Petit sprint pour sauter dans le ferry à Maderno. D'autres français viennent me parler "toi aussi tu fais le tour du lac à vélo ?" "euh non, moi j'aimerais aller à Istanbul". 
Aux abords du lac les prix ont une tendance suisse et les gens sont partout. Je ne m'attarde pas dans les parages et file vers Vérone. J'arrive au camping du château San Pietro qui surplombe le centre ville ! J'installe la tente entre deux murailles et observe la ville depuis les anciennes meurtrières. Une terrasse avec pergola donne directement sur les églises de la vieille ville. Irréel. 
Je passe l'aprèm à sillonner les petites rues en évitant la foule (les célébrations pour Pâques attirent beaucoup de monde). Tout est grandiose et colorée. Le soir, je me fais de nouveaux amis : deux voyageurs en inter rail et un autre cycliste allemand ... qui va lui aussi à Istanbul !! Je ne le connais pas mais lorsqu'on apprend qu'on veut tous les deux rejoindre la Turquie on saute dans les bras l'un de l'autre. "On ne sera plus seuls !" me dis Félix (24 ans). La chance pour que l'on se retrouve tous les deux la même nuit de passage à Vérone était quand-même minime !

Nous partons donc ensemble le lendemain. Je n'ai pas envie de le faire attendre alors je me dépêche, et je me demande tout de suite si après un mois tout seul pour moi et quasiment deux pour lui ça ne va pas être trop dur de s'adapter au rythme de l'autre. On verra bien !

Entre donjon et créneaux, le village médiéval de Suoave est magnifique. Le soir, on arrive dans un camping près du lac de Fimon au sud de Vincenza. Plusieurs familles de grimpeurs allemands sont déjà installées et profitent de leur journée de pause pour faire des crêpes au réchaud. Je ne sais pas s'ils découvrent mon faible pour les crêpes, mais ils nous invitent à leur table et nous en préparent plein. On nous averti du plus gros danger des Balkans : les meutes de chiens errants qui peuvent être vraiment dangereux. On va donc essayer de trouver des sprays au poivre. Durant l'après-midi on fait des figures d'équilibre avec les filles qui ont fait du cirque. Ça fait du bien de bouger son corps autrement que sur les pédales ! On passe la soirée à jouer aux cartes avec les enfants et à rigoler avec les adultes (plein d'humour). Les bébés (tout justes un an) dorment en tente et passent leur journée au pied des falaises à jouer avec les autres enfants pendant que les parents grimpent. Si j'en ai ça sera tout pareil. 

Le lendemain nous roulons vite le long de l'ancienne voie ferrée convertie en piste cyclable menant à Trévise. À l'approche des villes nous croisons toujours des joggeurs et d'autres cyclistes. Passés 100km on décide de sonner chez les gens près d'Oderzo . À la deuxième tentative la porte s'ouvre sur le sourire d'Allesandro. Monica (sa femme), Matilde, Eleonora et Fransesca (leurs trois filles) nous invitent pour un dîner gargantuesque : pâtes, frites, viande, salade avec tomates et mozza succulentes et même un reste de brioche de Pâques.

Monica, qui se revendique véritable "madre italiana", n'arrête pas de remplir nos assiettes.  Le père essaye de parler anglais en se faisant chambrer par ses filles, nous sommes totalement inclus dans les anecdotes familiales et les rires fusent. Ça fait du bien d'être avec des jeunes de temps en temps. Merci pour cette soirée mémorable. 

Le lendemain, les parents du père, qui vivent au premier étage, nous invitent à petit déjeuner. Pas un mot d'anglais, mais le grand-père nous montre des photos de lui sur son vélo de course avec un grand sourire. 

Sur la route, je roule juste derrière Félix pour me protéger du vent. On va vite, je suis trop près de lui et lorsqu'il ralentit un peu je touche sa roue et tombe sur la route. Heureusement il n'y a pas de voiture, et le vélo n'a presque rien. J'en ressors sans aucune égratignure, mais au fur et à mesure de la journée je ressens une douleur à l'épaule qui s'accroît. On roule doucement pour arriver à Rivolto le soir. Une femme jardine, on lui pose la question récurrente avec nos plus beaux sourires et elle nous invite à rentrer dans le jardin. Elisa travaille pour une entreprise de machines agricoles et Mateo est syndicaliste dans une école. Leur petit Fransesco nous accueille plein de joie, tout content de cette intrusion innatendue. On est aussi bien reçus que la veille, les restes de Pâques emplissant la table. Elisa a vécu au Pérou et me parle en Espagnol (ça me fait plaisir de pratiquer !). Je traduis en anglais à Felix, et Mateo traduit ce qu'on dit en italien à Francesco. Soirée multilingue. Pour la première fois on parle de politique. Ils nous parlent de la fracture entre le nord industriel de l'Italie et le sud contrôlé par différentes mafias. Apparemment, de nombreux jeunes remontent vers le nord chercher du travail plus "honnête". Cependant, ils nous assurent que dans le sud les habitants sont bien plus chaleureux que dans le nord. "Encore plus que vous ??" "Oui, là-bas vous auriez du mal à rester seuls !". À méditer pour un prochain voyage. Le soir Mateo nous emmène à pied visiter la villa Manin. Fransesco voulait venir avec nous mais son père avait refusé à cause de l'heure tardive. Sur le chemin désert, deux silhouettes se rapprochent : Elisa et Fransesco ! Sa mère nous dit qu'il était trop triste de ne pas venir avec nous, et maintenant c'est toute la famille qui rigole en se tenant la main. Superbe soirée. 
Le lendemain matin on se réveille avec un mot sous nos tentes : des dessins de Francesco faits avant de partir à l'école et Elisa qui m'écrit en espagnol que je peux rester autant que je veux le temps que la douleur à l'épaule s'estompe. Une voisine que l'on ne connait pas nous salue en nous apportant des crêpes. On les mange dans le jardin en attendant un kinésithérapeute, ami de la famille, prévenu de ma blessure par Elisa. J'ai le droit à une auscultation torse nu dans le froid assis sur une souche d'arbre, des massages pour délier la contraction musculaire ainsi que plein d'élastiques sur l'épaule, le tout gratuitement. Merci pour tout. Repenser à tant de gentillesse me réchauffe le cœur. 

Nous nous arrêtons le jour suivant sur les hauteurs d'Udine pour contempler les derniers reliefs des Alpes orientales. J'achète dans un Decathlon des chaussures qui se clipent sur les pédales puis renvoie ma caméra en France. L'homme de la poste veut que je lui donne une adresse en Italie au cas où le colis n'arrive pas chez moi. Je n'ai rien à lui donner alors il inscrit la sienne. Plus qu'à croiser les doigts !

Après une dizaine de tentatives infructueuses dans le village de Moilacco, une femme finit par accepter que l'on plante notre tente dans son terrain. Ça serait trop facile si ça marchait toujours du premier coup !


Le lendemain nous passons la frontière slovène pour longer la Soca jusqu'à Bovec. Il fait gris mais le paysage est grandiose : forêts à perte de vue, canyons creusés par une eau turquoise ... Je tombe deux fois en m'arrêtant avec les pieds fixés. Dur d'adopter le réflexe de les retirer ! On craque pour un hôtel, mon dernier remontant à Montélimar trois semaines auparavant. La salle à manger devient un vaste étandoir à tentes. 

Nous attaquons ensuite le col de Vrsic (1611m), le plus haut de Slovénie accessible aux voitures. 51 lacets pour la montée, 27 pour la descente. 2h15 d'efforts avec quelques pauses pour parcourir seulement 9km. Il fait moche et froid, mais on ne porte presque rien tellement on sue. Je crois n'avoir jamais été si épuisé physiquement. Une fois en haut nous sommes dans la brume, impossible d'observer les Alpes Juliennes. La descente est bien trop pentue, la route est trempée et des pavés parsèment chaque virage (je ne sais toujours pas pourquoi). Mes avant-bras sont douloureux à force de freiner, nous sommes obligés de nous arrêter régulièrement pour laisser les disques refroidir. Pause dans le premier resto à 16h pour découvrir les spécialités slovènes (purée de haricots trop bonne). La piste cyclable dans la vallée descendant à Ljubljana emprunte une ancienne voie ferrée : on file en pente douce entre les crêtes. 

Après une autre journée sous la pluie entre les forêts, nous nous rejoignons à Ljubljana où nous prenons une journée de pause. Les maisons sont colorées, le canal apporte un flux de vie dans la ville, comme la sève dans un arbre. On écoute un homme jouer de la guitare en observant les gens traverser une place, mais se sont surtout des touristes (moins intéressant). Le soir on peut faire à manger dans une vraie cuisine et s'asseoir sur de vraies chaises. Ça fait du bien de temps en temps. Énorme plâtrée de pâtes aux légumes avec gouda, que l'on a du mal à finir le matin suivant. 

Nous repartons entre les gouttes (il faut bien de l'eau pour un pays si vert !). J'observe un homme passer la faucille. Partout des arbres ou de l'herbe. Aucune culture intensive car il ne faut nourrir que deux millions de bouches dans tout le pays. La décroissance démographique me paraît une des solutions les plus soutenables face à la crise écologique. On s'arrête dans le camping de Toplice traversé par un torrent où des slovènes tentent de parler à des canards. J'adore ce pays. 

Le lendemain nous entrons en Croatie avec notre premier vrai contrôle de douane. Toujours autant de nature, mais le paysage semble plus sec, moins verdoyant. Après une semaine humide le soleil revient. Nous tentons notre première demande de bivouac dans les Balkans en toquant aux portes d'un village près de Matese. Les habitants ne parlent pas un mot d'anglais, mais nous avons écrit une phrase en Croate que l'on montre. Finalement on nous indique un terrain vaguement plat à côté d'une école. Pas top. Le matin les élèves nous regardent d'un air étonné. 
La journée suivante nous roulons dans l'immensité, avec une végétation basse de plus en plus méditerranéenne. Nous croisons des hameaux perdus espacés d'une dizaine de kilomètres. Les arbres éparses laissent appercevoir un horizon qui semble innateignable. Pourtant, chaque coup de pédale nous en rapproche. Dans une ville au milieu de nulle part, nous croisons deux autres voyageurs à vélo. Adam est parti de Suède et compte rouler jusqu'à Athènes, mais il parcourt 150 km par jour. On le laisse partir devant en restant avec Maurice, un autre allemand parti pour un an, qui compte pédaler jusqu'en Asie et qui passe aussi par Istanbul. Nous roulons jusqu'aux cascades de Plitvice, sur des départementales désertes. Le rêve. En arrivant sur place, on apprend qu'il faut payer pour voir les chutes d'eau. Pas question de dépenser son argent comme ça. Je contourne l'accueil en passant dans les bois, mais en arrivant au bord de l'eau je réalise qu'il faut encore une heure de marche pour arriver sur le point de vue. Je décide finalement de remonter pour continuer la route avec les autres. Après 90km et 1300m de d+, nous demandons à quelqu'un que l'on croise si l'on peut planter nos tentes chez lui (le bivouac sauvage et sévèrement puni en Croatie). Il n'a pas la place mais passe un coup de fil à un ami. Quelques kilomètres plus tard, une voiture nous attend sur le bord de la route, puis nous suivons le conducteur jusqu'à chez lui. Nicolas a beau vivre en campagne, il parle très bien anglais !

La journée suivante nous nous arrêtons pour pique-niquer à Ubdina, promontoire surblombant les vastes étendues que l'on vient de traverser. Elles me font penser aux steppes d'Asie centrale. Felix part de son côté, attiré par un sentier caillouteux traversant un désert. Avec Maurice nous franchissons un col peu après Gračac. De l'autre côté, la route serpente entre les rochers et donne sur des collines s'étendant à perte de vue. Les dernières lumières du jour soulignent l'ombre des vallons. Splendide. Nous quittons la route principale pour s'enfoncer au milieu de nulle part. Halte dans un petit hameau vers Golubić. On montre notre traduction croate à une femme dans la rue, mais nous comprenons tellement peu la réponse que l'on a du mal à savoir si elle nous invite. Elle finit par partir ... pour revenir avec deux bières. C'est gagné ! Radoijka (je n'ai compris que son prénom) vit de très peu : toilettes sèches dans le jardin (sans aucune sciure à bois), des poules qui courent entre des carcasses de voitures ... j'ai l'impression de retourner 100 ans en arrière. Le matin, alors que l'on change la chaîne de mon vélo qui commençait à être bien usée, un troupeau de moutons passe entre nos tentes. Radoijka nous invite ensuite (avec des mimes) à prendre le petit déjeuner chez elle. Elle nous a préparé des sortes de pancakes plein d'huile. On la remercie avec nos sourires et avec le seul mot de Croate que l'on maîtrise. Très bon, mais on a encore faim en sortant, alors on s'arrête 10km plus loin pour un deuxième petit déj en observant des croates faire griller un cochon entier. Comme d'habitude ce ne sont que des hommes affairés autour du barbecue. 
Le lendemain, un couple de bousiers traverse la route en poussant leur fardeau. Il y'a beau n'avoir quasiment aucune voiture, on les aide à passer de l'autre côté. Je ne compte plus le nombre d'animaux morts que j'apperçois tous les jours sur le bord de la chaussée : hérissons principalement, mais aussi serpents, chats, sangliers ... À chaque fois le même pincement au cœur, d'autant plus que les conducteurs bien plus rapides ne doivent même pas remarquer cette hécatombe ...

Les chats et chiens qui me rendent visite chaque soir me consolent un peu. 

Je rejoins seul la côte au niveau de Sibenik, car les deux autres se sont arrêtés un peu plus tôt. J'aime retrouver mon propre rythme et la liberté totale que procure la solitude. La route qui longe la côte est bondée, mais côtoyer l'azur en vaut la peine. Plus belles pauses pipi depuis le départ. Pas mal de camions et de bus touristiques, quelques tunnels et des tombes dans de nombreux virages rappellent à la prudence. J'arrive dans une auberge de jeunesse dans le vieux Split le soir venu (11€ la nuit), après 110 km et 1000m de d+. L'entrée dans la ville entre les barres d'immeubles est interminable (je vois mon premier gratte-ciel depuis la tour Montparnasse !), mais les remparts du centre ville surgissent sans prévenir. De l'autre côté, des ruelles qui serpentent en tout sens entre des vestiges de l'ancien palais qui constituait la ville. Les murs de pierres blanches parsemés de fleurs étincellent, les colonnes jouxtent les voûtes.  

Le soir, avec mes nouveaux amis de l'auberge de jeunesse, on va écouter de la musique live sur une place du centre. Les gens, assis sur les marches, boivent un verre à la lueur d'une bougie et reprennent en cœur les chansons. Magique. 

La nuit fût très sonore, ponctuée par les ronflements inhumains d'une des femmes dormant dans la même chambre. Le lendemain matin nous bâtissons des plans pour changer de chambre avec les dormeurs voisins. Au moins ça renforce certains liens ... Je passe la matinée aux côtés de Theresa et Rike, deux allemandes (encore !) qui voyagent en interail (comme la plupart des jeunes que nous rencontrons). On se pause dans un café pour écrire chacun un bout de notre voyage. C'est si naturel, j'ai l'impression que l'on se connaît depuis des années. L'après midi, je me ballade avec Leon, qui vit à Dubaï mais ne peut plus supporter la pression qui y règne. On se retrouve tous pour une soirée jeux de cartes, rejoints par les autres occupants de l'hôtel : une autralienne, une anglaise, un états-unien et un serbe. Il ne faut pas longtemps pour que tout le monde comprenne les règles et que les rires emplissent la pièce. 

Le lendemain on découvre un super spot d'escalade au dessus de l'eau qu'une des filles de l'hôtel à repéré. Je n'ai jamais vu de tels motifs sur la roche. Je reprends la route de la côte, bordée par de superbes paroi éclairée par l'or du soir. Le trafic s'est calmé, le silence revient. Je m'arrête dans le camping de Krvavica, ou l'herbe n'existe pas mais ou je vois pour la première fois un Loriot d'Europe et un Torcol fourmilier ! Toujours le long de la côte, je surplombe de minuscules villages que la route ne traverse pas. Les endroits où s'arrêter pour grignoter sont rares. Le soir je longe la Neretva, bordée de champs de clémentines. J'attendais avec impatience de retrouver les origines de mon fruit favori, une femme m'en donne sur le bord de la route. Après être passé une fois de plus par un "autokamp", camping peuplé uniquement de voitures, je continue sur une petite route surplombant une vaste étendue de marais peuplée par de petits villages. Les maisons semblent ne pas avoir de jardin, je ne le sens pas trop mais décide d'essayer de toquer aux portes. Un chien attaché me fait un accueil des plus antipathiques, je décide donc de continuer alors que la nuit tombe. À la sortie de Lovorje, j'entends des voix au bout d'une petite ruelle bordée d'arbres. J'entre, croise le regard de deux femmes dans le jardin et sors mon plus beau "dober dan". Elles me répondent en Croate avec le sourire, je m'excuse de ne pas comprendre en anglais puis elles enchaînent dans un anglais parfait. Jasna est prof de yoga et Sanja vit maintenant à Londres en organisant des concerts. Dès qu'elle le peut, elle revient en Croatie pour finir de construire sa maison perdue au milieu des clémentiniers. Toutes deux adorent voyager et l'habitation est peuplée d'objets venus des quatre coins du monde, dans un style très épuré. J'adore, même si ça manque un peu de lumière (je suis toujours à la recherche de la maison parfaite). Elles me racontent leurs aventures à la lueur d'une guirlande sur la terrasse. Les nuits sont douces et les crapauds chantent. 
En sortant de la maison sur la petite rue le lendemain, je tombe nez à nez avec un autre voyageur à vélo ! Les statistiques pour que l'on se retrouve ici exactement au même moment défient les lois de l'entendement. Uwe, un cycliste allemand (encore !) de 60 ans part pour plus d'un an. Son rêve : atteindre l'Inde. On pédale un kilomètre ensemble puis je le dépasse juste avant de passer l'enclave bosniaque le long de la côte. Les viaducs surplombent les estuaires, le dédale d'îles fait perdre tout repère. Là-bas, est-ce la terre ferme ? J'arrive à Dubrovnik dans une nouvelle auberge de jeunesse du centre ville. Toujours le même bonheur en quittant le trafic pour s'engouffrer soudain entre les remparts. Et quels remparts ! Je n'en ai jamais vu de si bien conservés. Imposant, grandiose. De l'autre côté, un autre monde, entièrement piéton. Tout comme Split, les pierres blanches encerclent les vollets verts. La nuit, les lanternes éclairent les dédales de ruelles qui se perdent entre les voutes et le linges qui pend d'une façade à l'autre. Une porte dérobée dans la muraille donne directement sur la mer. J'arpente les recoins déserts peuplés de chats, loin de la foule de touristes et des prix exorbitants (comme dans le centre de Paris !).

Je prends une nouvelle journée de pause, amoureux de la ville. Aidé par une fille de l'hôtel, j'en profite pour attacher les drapeaux des pays que j'ai traversés avec des branches trouvées dans une poubelle. Moi qui me cassait la tête depuis la Slovénie à essayer de trouver des tiges en plastique ... 

Le jour suivant, je longe la baie de Kotor au Monténégro. 40 kilomètres de détour alors que je pourrais prendre le bac qui dépose sur l'autre rive un kilomètre plus loin. Je n'ai pas envie de "tricher", et de toute façon la ville de Kotor est mignonne malgré la foule de touristes. C'est la ville du chat par excellence (ils ont même un musée qui leur est dédié).

La ville de Budva reste pour l'instant le pire endroit traversé. Ce n'est qu'un vaste champ de discothèques criardes qui sent la friture où s'entassent tous les jeunes monténégrins. 

Il est difficile de toquer aux portes sur la route côtière car les gens n'ont pas vraiment de jardin. Je me contente donc des "autokamps". 

Arrive ensuite la frontière albanaise. Tout de suite on sent que l'ambiance du pays et bien différente. Certes, les églises orthodoxes aux dômes rutilans ont cédé place aux mosquées dont les minarets chétifs portent les hauts parleurs, mais c'est bien plus que ça. Les gens, sans aucun casque, se déplacent sur de vieux scooters chargés de toutes sortes de choses (bouts de ferraille, ballots de paille ...). Il nous arrive d'en doubler d'autres tirés à cheval. Nous côtoyons souvent des troupeaux de chèvres que le berger fait paître sur le bord de la route. Les tracteurs dans les champs sont rares et nombreux sont celles et ceux qui fauchent ou labourent à la main. Il n'existe pas de supermarchés, seulement des petits "market" où les prix ne sont jamais affichés, où tout s'écrit sur des bouts de papier quand il faut régler. On doit sûrement payer plus cher que les locaux, mais ça reste la moitié des prix français. Les routes sont refaites par petites portions, car nous passons souvent d'un bon revêtement à une succession de trous (que dis-je, de crevasses !). Les Albanais semblent ne respecter aucun code de la route (c'est la loi du plus gros dans les ronds-points), mais je n'ai jamais vu pour l'instant de personnes qui faisaient aussi attention pour nous doubler. Ils nous hèlent depuis les cafés d'un "Hello ! Where are you from ?". Nombreux sont ceux qui nous klaxonnent et nous encouragent, fenêtre ouverte. Je remarque au cours du temps que nous ne croisons que le regard des hommes, et que les femmes ne nous adressent jamais la parole.

Après une auberge de jeunesse à Skhoder pour 6€ la nuit, nous continuons à rouler vers le sud. Il est difficile de remarquer la fracture entre villes et campagnes, car les zones construites (casses de voitures, garages, HLM à foison) s'étendent sans interruption. On a beau réussir à se faire héberger dans un jardin très facilement la première nuit, les soirs suivants se voient ponctués de refus. Dans un village perdu, des enfants nous courent après en nous demandant de l'argent. Première fois que cela m'arrive, j'espère ne plus avoir à le revivre.

Sur une route paumée (comme toutes les routes albanaises), nous croisons Adrien, un prof d'histoire géo français qui compte pédaler jusqu'en Asie centrale. Il a aussi roulé avec Maurice (qui est parti devant) quelques jours plus tôt. Le monde des cyclistes est petit. Toujours le sourire et plein d'humour, on rigole bien. Je suis heureux de partager toutes mes surprises albanaises. 

Après être passé au dessus d'une rivière de déchets, nous croisons un jeune qui s'occupe d'une boulangerie pour aider ses parents. Il a l'air très joyeusement surpris de nous voir débarquer là. Dans un anglais parfait, il veut nous offrir toutes sortes de pains, et l'on doit le forcer à accepter notre argent. Il finit par donner des pièces à des enfants du coin pour qu'ils nous achètent du fromage. 

Félix tombe malade et je roule un peu plus vite qu'Adrien. Après quasiment un mois je me retrouve à nouveau seul pour le sud de la côte albanaise, plus sauvage. Les plages se succèdent, sur lesquelles se construisent tout de même souvent des hôtels de luxe. Les pentes sont indécentes (la route côtière monte une fois à plus de 1000m en seulement 15 km !). Je sympathise avec deux suisses de mon âge qui font un tour d'Europe des spots d'escalade. Perdu dans la nature toute la semaine, ils s'arrangent pour arriver en ville le weekend pour faire la fête. L'idée me plaît. Je croise ensuite deux irlandaises qui partent vadrouiller deux ans pour faire des randonnées (entrecoupées d'avion ...) partout dans le monde. L'idée me plaît moins mais elles me conseillent plein d'endroits sympas (dont la ville de Madera en Italie). Pour le dernier soir en Albanie, je cherche en vain un camping sur une plage perdu. Un couple de vieux me prend en photo depuis leur jardin au bord de l'eau. Je leur montre ma traduction pour leur demander si je peux planter ma tente dans leur jardin, ils me proposent carrément de passer la nuit dans leur studio indépendant avec un grand sourire. Baignade dans l'or du soir, puis je m'ouvre le front sur un coin de fenêtre dans la salle de bain. La grand mère s'exclame en Albanais (je ne comprendrai jamais cette langue) puis me désinfecte la tête au white spirit. Le lendemain, juste avant de partir, elle me fait le signe qu'elle veut de l'argent. C'est la première fois qu'on m'en demande depuis le départ, et je réalise avec peine que toute cette bienveillance était intéressée. 

Le lendemain je passe par Ksamil, et traverse le matin suivant une rivière du parc de Kombera sur une plateforme tirée par des câbles ! J'arrive au poste frontière : "où allez vous ?" "euh ... en Grèce" "très bien vous pouvez passer". Je retrouve les églises orthodoxes de pierres et de tuiles, perchées sur leur promontoire. Après Igoumenitsa, j'essaie de demander si je peux planter ma tente dans les jardins mais les propriétaires ne daignent même pas venir à ma rencontre ... Premier bivouac sauvage depuis le début ! Le matin une bergère me surveille pour s'assurer que je parte bien ...


J'ai choisi de quitter la côte ionienne pour m'enfoncer dans les terres vers l'est jusqu'au fameu site des météores. Felix et Adrien m'ont dit qu'ils voulaient longer la côte jusqu'à Athènes, je me résigne donc à rouler seul. Après une journée de solitude, je me fais rattraper sur une route perdue par Maxime (30 ans), un parisien du 18ème parti une semaine avant moi et qui va aussi à Istanbul ! Je n'en reviens pas ...
Sur la route, nous croisons d'énormes serpents écrasés et des tortues qui traversent devant nous ! On s'arrête à Ioannina, qui n'a pas de centre ville piéton mais reste malgré tout mignonne. J'achète un drapeau grec plus gros que l'albanais, mais les gens continuent à tirer un peu la tronche en voyant l'étendard de leur voisin (comme quand je leur dis que je vais en Turquie) ...

En quittant le lac, nous commençons à monter, monter et encore monter. Des "églises" mignatures ponctuent le bord de la route. On se plaît à croire que ce sont les gîtes d'étape de nains voyageurs, jusqu'à ce que l'on apprenne que ce sont des tombes, une fois de plus ...

Les éclairs zèbrent le ciel derrière les sommets enneigés, l'orage nous surprend en pleine montagne. Je n'ai jamais vu une chaussée décrire de tels virages. Le plus rageant, c'est que nous longeons l'autoroute qui passe de viaducs en tunnels, insensible au relief. Nous nous faisons sans cesse arrêter par des chiens plus ou moins errants, qui ne nous laissent passer qu'après un temps d'accommodation. Une fois, lorsqu'une meute nous barre la route, nous arrivons à arrêter le conducteur d'une voiture qui attire les chiens pendant que nous continuons notre chemin. Il nous double avec un grand sourire. Cependant, c'est une des seules auto que l'on croise ce jour là, et nous devons la plupart du temps croiser les doigts en contournant les molosses. Alors que la nuit tombe, nous entrons dans Metsovo, village de montagne vidé de ses touristes. Nous mangeons du kokoretsi, en découvrant qu'il s'agit d'un assemblage d'abats. Plus jamais. 

Le lendemain nous finissons l'ascension du col (1700m) en traversant un paysage de moyennes montagnes. Un berger doit hurler sur ses chiens pour qu'ils acceptent de nous laisser passer. Après 2h30 d'efforts, nous arrivons enfin à l'encolure, les larmes aux yeux. Couverts de la tête aux pieds (j'ai mes gants de ski) on amorce la descente d'une cinquantaine de kilomètres. Au début transis, la chaleur revient dans la vallée et l'on se retrouve à nouveau sous le cagnard. On ne sait plus si l'on a chaud ou froid, le changement est trop rapide. C'est en mangeant un yaourt au miel en terrasse que l'on aperçoit pour la première fois les météores. Plus l'on s'en rapproche, plus leur masse colossale nous saute aux yeux. Ce n'est qu'en arrivant sur place que l'on découvre les monastères perchés sur les pitons rocheux. Une journée de pause pour vadrouiller entre les parois. Le spot est magique, irréel. 
Enfin du plat pour les jours suivants ! Je roule derrière Maxime qui écrase les pédales, on fait 137 km (dont 100km à 24 km/h de moyenne) pour rejoindre la côte. Premier bivouac sur la plage, accompagnés d'un renard qui passe à 5 mètres de nous d'un pas tranquille. 

Les journées filent entre pause ice cofee et restau au bord de l'eau. On passe par Stomio puis on arrive à Thessalonique, fourmilière de béton. La ville est quadrillée par de larges avenues, mais les gens vont dans tous les sens. Pas de centre piéton, je suis un peu déçu ... Devant l'hôtel, on croise Léonore, une parisienne de 25 ans qui est parti il y a bientôt un an à vélo. Ça me fait plaisir de croiser enfin une femme seule sur les routes. Courageuse. 

N'ayant plus de place sur ce blog, je vous invite à suivre le lien suivant pour connaître la suite des péripéties ;)
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